CHAPITRE VII

 

Quelques heures plus tôt, dans la coupole étanche de l’observatoire d’Eeyo, les envoyés du Kraft avaient certes éprouvé un terrible choc devant le spectacle d’un univers si drastiquement étranger au leur mais la révélation avait été progressive et le stress en avait été atténué. Pour les trois Heewigiens au contraire, l’image qui se dessinait maintenant sur les écrans de l’Erika était tellement insoutenable que leurs esprits affolés se refusaient à la croire réelle et pourtant elle était bien là, atrocement nette avec son dur relief et ses couleurs tranchées sous l’irradiation du soleil bleu. De tous leurs réflexes d’autodéfense, ils s’efforçaient de repousser le vent de folie qui balayait leur cerveau, se voulaient le jouet d’une illusion, frottaient leurs paupières de leurs poings crispés, mais l’amas des ruines mortes était toujours là. Les premiers à admettre l’affreuse réalité furent Shô et Ogounh, l’instinct de l’une et les connaissances scientifiques de l’autre leur affirmaient qu’il ne pouvait s’agir d’une détestable plaisanterie, jamais Jorge n’aurait été capable d’ordonner à Théodore la construction artificielle d’un semblable tableau. Il ne leur fallut donc que peu de minutes pour surmonter leur paralysie alors que pour la belle et hiératique Rann si volontaire et si sûre d’elle-même, ce fut l’effondrement psychique brutal. Ses yeux se révulsèrent, elle s’abattit comme une masse et Wolan n’eut que le temps de cueillir au vol son corps inerte pour aller le déposer sur un proche divan. Ava se précipita pour lui prodiguer ses soins, bientôt la souveraine reprit connaissance et après les inévitables spasmes d’une brève crise de nerfs, ce fut le torrent de larmes libérateur. Avec ce tact parfait qui ne peut appartenir qu’à une machine dépourvue de réactions émotionnelles et qui ne saurait donc « perdre la tête » Théodore avait coupé le balayage électronique des écrans pour permettre à Rann’dji de mieux reprendre ses sens en ne retrouvant autour d’elle que la tiède et sécurisante ambiance du carré. Mais l’impact de la vision demeurait gravé dans ses rétines et ses pupilles démesurément agrandies ne se rétrécissaient que lentement.

—      Cela n’est pas vrai... Cela ne peut pas être!... La Cité...

—      Quand exactement l’avez-vous quittée? émit Ava d’une voix volontairement neutre.

—      En comptant tout le temps consacré à l’étude de ta civilisation, intervint Ogounh, cela fait un peu plus de huit mois de ton temps standard. Mon esprit se refuse à admettre qu’elle ait pu connaître semblable destruction pendant un délai aussi court. Des ennemis inconnus surgis de l’espace seraient venus la bombarder? Aucune menace de ce genre ne s’est jamais laissée soupçonner...

—      Le dôme et les maisons qu’il abritait ne sont plus que décombres, souligna Shô, mais il y a autre chose dans ce que nous avons vu. Il y a toute cette végétation qui a envahi la plaine. Pas seulement de l’herbe et des fourrés mais aussi des arbres, de véritables arbres! Serait-ce un effet secondaire des radiations?

—      Elles auraient dû être au contraire stérilisantes, répondit Jorge. Théodore, as-tu procédé aux analyses de routine?

—      Je viens de les compléter. Voici les résultats...

—      Ne t’attarde pas à nous donner un tableau qualitatif et quantitatif complet avec tout le fatras de décimales que tu aimes tant, une approximation des principaux éléments suffira.

—      Atmosphère normale en gros, légèrement suroxygénée avec en corollaire un faible excès en bioxyde de carbone. Hygrométrie normale. Absence de facteurs toxiques en suspension.

—      Même pas nitriques ou sulfureux?

—      Absents.

—      La radioactivité?

—      Quatre-vingts millirads. Je ne puis déterminer si elle est rémanente ou si elle provient de la composition du sous-sol, mais en tout cas elle est très en deçà de la limite admissible et ne présente aucun danger.

—      Rayonnement gamma?

—      Aucune trace.

—      Les ultra-violets de fréquence dure?

—      Pratiquement inexistants. Le peu que j’enregistre correspond exactement à ce que l’on peut attendre de la part d’un soleil F 9. Je me permets de vous rappeler que je vous ai signalé au passage l’intégrité de la couche d’ozone formant écran.

—      Elle se serait reconstituée... murmura Ogounh. En quelques mois?

—      De toute façon, trancha Jorge, il faut aller y voir de plus près. Nous savons maintenant que nous pouvons sortir sans prendre de précautions particulières. Rann, es-tu en état de nous accompagner?

—      J’irais plutôt toute seule si tu hésitais toi-même! fit la reine d’une voix dont le timbre dénotait qu’elle avait recouvré son habituelle maîtrise de soi. Excusez ma défaillance de tout à l’heure, elle ne se reproduira plus. Je veux savoir ce qui s’est passé.

Pendant que tous se dirigeaient vers la rampe, Wolan accrocha au passage l’épaule de Jorge et le retint une seconde.

—      Ne trouves-tu pas que l’aventure présente rappelle curieusement celle de Nurnah?( Voir Nurnah aux Temples d’Or). Là-bas aussi nous cherchions une cité que nous savions vivante et nous n’avions trouvé que des ruines séculaires. Seulement, l’explication était qu’il y avait une autre Nurnah tandis qu’ici, nos camarades heewigiens n’ont pu se tromper de planète.

—      L’histoire ne se répète jamais, mon vieux. Toutefois rappelle-toi que là-bas nous avions imaginé certaines hypothèses qui se sont révélées fausses, il se pourrait bien qu’il n’en soit plus de même aujourd’hui...

Les six « métagalactonautes » prirent pied sur le sol et, se frayant un chemin au travers des hautes tiges ligneuses de l’herbe drue, se dirigèrent vers les plus proches soubassements du gigantesque amas de décombres. La grande clairière au centre de laquelle l’Erika s’était posé dominait légèrement le reste de la plaine et les ruines de la Cité se dessinaient tout entières devant eux sous la forme d’un grand cercle de plus d’un kilomètre de diamètre. Il était facile de se représenter — en imagination pour les uns, en souvenir pour les autres — à quoi elle avait pu ressembler au moment où Eeyo avait pris son essor vers les nébuleuses : l’énorme coupole translucide étincelante sous le soleil, s’élevant orgueilleusement dans l’immense paysage et abritant l’intense activité d’une ruche humaine où se refermait la dernière volonté de survivre d’une race planétaire. Mais maintenant ce n’était plus qu’un cadavre, un squelette démantelé et broyé, enseveli sous son armature rongée et rompue où seuls quelques moignons de piliers continuaient à se dresser inutilement vers le ciel. Ils parvinrent bientôt à ce qui avait dû être la porte ou plus exactement le sas, s’engagèrent dans le massif encadrement, s’arrêtèrent au bout de quelques pas devant un entassement de blocs.

—      C’est bien ce que je craignais, fit le Terrien, les maisons se sont écroulées aussi.

—      C’était donc bien un bombardement? émit Shô.

—      Peu probable. On devrait apercevoir des entonnoirs et surtout des traces d’incendie alors que les pierres ne sont pas noircies. L’effondrement de la coupole a suffi, elle devait peser un poids énorme malgré la finesse de ses membrures et sa chute a entraîné l’écroulement des constructions intérieures.

—      Mais quelle a pu en être la cause?

—      La rouille, tout simplement. Regarde dans quel était est cette poutrelle couchée devant nous, elle est rongée presque jusqu’au cœur.

—      Mais c’était de l’acier inoxydable! s’écria Ogounh. Nous n’avions pu utiliser l’osmium à cause de sa trop grande densité mais un acier à haute teneur de carbone...

—      ... N’est inoxydable que pendant un certain temps, la rouille finit toujours par le détruire. Tu es un métallurgiste distingué et tu devrais le savoir. Ne me dis pas que tu n’as pas encore compris ce qui s’est passé.

—      Je le devrais, n’est-ce pas? Je le devrais... Ça fait une heure que je m’y refuse, que je lutte contre l’évidence!

—      Moi aussi, coupa Rann d’une voix dure. Ce serait trop horrible. Mais il faut que nous allions plus loin, que nous nous introduisions jusqu’au centre de la Cité. Je veux y aller, même si je dois ramper dans ces ruines, y déchirer ma robe et ma peau. Il peut y avoir encore des survivants terrés tout au fond, des témoins de la catastrophe. Ou tout au moins des documents...

—      Nous le tenterons si tu veux, mais pas avec nos mains nues, ce serait une folie. Les soutes de l’Erika renferment un matériel de prospection qui nous permettra de forer là-dedans, seulement regarde, le soleil est déjà bas sur l’horizon et nous ne sommes plus à quelques heures près, nous entreprendrons ce travail demain matin. Pour l’instant il y a mieux à faire. J’appelle Théodore pour qu’il déplace le vaisseau et vienne le poser plus près dans cet espace dégagé qui s’étend devant l’entrée de la Cité. Après quoi je lui confierai un autre travail.

Le Terrien donna brièvement ses instructions dans le communicateur portatif puis, se penchant, ramassa quelques débris du matériel translucide qui avaient constitué les plaques du dôme. Il avisa également une poutre de bois qui saillait du mur écroulé, en détacha un fragment vermoulu. Cependant la silhouette de l’Erika se dessinait déjà au-dessus d’eux, s’abaissait, venait s’immobiliser à vingt mètres. Le sas s’ouvrit et la rampe se déplia pendant qu’une nuée de petits volatiles effrayés par cette intempestive apparition s’enfuyait à tire d’ailes en piaillant éperdument. Shô agrippa le bras de Jorge.

—      Des oiseaux! s’exclama-t-elle. Ils avaient complètement disparu de notre air empoisonné et les voilà ressuscités!

—      La vie succède toujours à la mort, chérie...

***

Rann’dji s’était laissé persuader et avait su réprimer son impatience angoissée. Tous réintégrèrent donc le confortable carré où ils s’aperçurent que les tragiques émotions de la journée ne s’étaient pas répercutées sur le fonctionnement de leurs viscères, le déjeuner sur la terrasse du chalet d’Eeyo était loin et ils avaient faim. Ava et Shô s’affairèrent sur le programmateur du robochef, disposèrent le couvert, sortirent les bouteilles réconfortantes. Pendant ce temps, Jorge avait été confier à Théodore les échantillons recueillis dans les ruines et, coupant la vocalisation, attendit silencieusement que les résultats s’inscrivent sur un tableau de lecture. Il revint prendre sa place à table et, tout comme la reine heewigienne l’avait fait au jour de leur arrivée dans l’astéroïde, exigea nettement que la discussion des événements ne soit pas abordée immédiatement.

—      Il nous faut récupérer, reprendre des forces dont nous aurons besoin. Buvons et mangeons, non pas comme si de rien n’était, mais en nous disant que nous ne pouvons pas changer ce qui est et que de toute façon Heewig continue à vivre dans Eeyo. Parlons de l’avenir, abolissons pour une heure le passé.

Le dîner ne pouvait être joyeux mais la conversation fut néanmoins animée et Rann elle-même réussit à faire honneur au repas. Le Terrien veilla à ce que les verres ne demeurent jamais vides. Il comptait sur l'alcool pour aider ses hôtes à voir en face la vérité qu'ils soupçonnaient mais qu'ils tentaient encore d'éluder. Incidemment, il ne se doutait pas qu’il aurait lui-même besoin de ce secours...

—      Voilà les faits dans toute leur rigueur, énonça-t-il enfin. Théodore a procédé à la datation des échantillons que j’ai rapportés de la Cité et il a recoupé les résultats suivant plusieurs méthodes : radioactivité du carbone quatorze, thermoluminescence, dépôts de poussières cosmiques et autres. Le chiffre reste soumis à une certaine marge d’erreurs mais celle-ci est très faible et nous pourrons d’ailleurs la réduire encore en répétant l’expérience avec d’autres prélèvements.

—      Ne nous fais pas languir! coupa Rann. Quel est ce chiffre et que signifie-t-il?

—      C’est celui du temps écoulé depuis le début de l’agonie de la Cité. Trois siècles à dix ans près.

Un silence de mort s’abattit sur l’assemblée, rompu seulement par une exclamation étouffée de Shô. Enfin la reine releva la tête.

—      Je me doutais bien que seul un phénomène temporel pouvait être en cause, mais je n’aurais jamais supposé qu’il puisse être d’une pareille importance. Tout espoir est donc perdu en ce qui concerne le peuple que j’avais laissé ici... Pourtant je ne comprends pas...

—      Moi non plus, enchaîna Ogounh. Comment un tel décalage a-t-il pu se produire? J’avais toujours considéré qu’un trajet hyperspatial n’entraînait aucune contraction relativiste puisque le continuum est atemporel. Toi, Jorge, qui as une infiniment plus grande expérience dans ce domaine que moi, as-tu jamais observé quelque chose de semblable?

—      Jamais, évidemment.

—      Devrais-je alors admettre qu’à partir d’une certaine distance les équations cessent d’être valables et que d’autres paramètres interviennent? Nous serions partis cent cinquante ans avant que tu ne te trouves sur T IV et la même différence se serait ajoutée pendant le trajet inverse?

La voix du maître-ordinateur s’éleva à nouveau.

—      Il n’y a eu aucun décalage lors de votre premier trajet. Votre émergence dans notre galaxie s’est produite non seulement à l’intérieur du même cycle temporel mais encore le calcul démontre qu’elle a dû être simultanée avec votre immersion de départ. Le déplacement a été instantané à l’échelle de l’univers, seul le temps relatif de l’astéroïde était perceptible.

—      Le décalage a donc eu lieu pendant le retour? Pourquoi cette particularité puisque la route était exactement la même?

—      Parce qu’elle s’accomplissait en sens inverse. Il n’y a qu’une seule hypothèse pour justifier ce fait, elle équivaut donc à une certitude. La notion espace-temps ne s’applique qu’à l’intérieur d’une galaxie, le rapport cesse dès que l’on fait intervenir le milieu intermédiaire et que le déplacement passe à l’échelle métagalactique. Je vous imprimerai les nouvelles équations correspondantes que j’ai déduites à partir des éléments matériels constatés mais en attendant je vais déjà vous donner une image compréhensible. Tout se passe comme s’il existait dans l’ensemble universel un courant temporel égal au courant matériel de l’expansion née du Big Bang initial mais dirigé en sens inverse et constituant en quelque sorte le facteur de compensation du Cosmos. Je sais que ce n’est qu’une image et qu’elle est compliquée mais je ne saurais en trouver une meilleure : le Temps s’écoule avec une vitesse constamment accélérée à partir de la périphérie de l’Univers jusqu’à son centre. Or, il se trouve que ce centre vu d’Andromède se situe au-delà de notre galaxie; donc en vous déplaçant de Heewig à TIV, vous avez voyagé avec lui, vous avez été temporellement immobiles. En revanche, pendant le retour, vous alliez en sens contraire, vous le remontiez pendant qu’Andromède vieillissait. Vieillissait de trois siècles.

—      Tout s’explique donc, murmura Ava. Pour celles qui vous attendaient ici, les années se sont succédé les unes après les autres. La chute démographique que Rann avait prévue s’est accomplie. Toutes sont mortes en interrogeant désespérément le ciel demeuré vide. Puis la planète elle-même a commencé à se reconstituer, car les sources de pollution avaient disparu; l'atmosphère est progressivement redevenue normale. La couche d'ozone s'est reformée, la vie planétaire pouvait à nouveau se développer. L'érosion a abattu la Cité morte, les arbres ont poussé...

—      Le tombeau subsistera encore pendant un temps, murmura Rann, puis il achèvera à son tour de se réduire en poussière. Nous pourrions à nouveau recommencer ici puisque notre monde est redevenu habitable, mais je ne le veux pas, je ne pourrai pas supporter de reconstruire sur les ossements de mon peuple. Laissez-moi quelques jours pour me recueillir sur ce qui a été ma patrie puis, si vous y êtes toujours disposés, emmenez-nous chez vous dans votre Fédération.

—      Si elle existe toujours, énonça froidement Théodore. Trois siècles, c’est bien long.

—      Comment? s’écria Wolan.

—      Dame! Le déplacement dans cette direction étant instantané, nous arriverons là-bas au même moment que celui que nous aurons quitté ici. Nous emporterons avec nous les trois cents années de décalage dans le futur.

—      Nom de Dieu ! rugit Jorge.